Read the original French transcription of our interview with Germaine Lorenzini below. See the English version for photo gallery.
Legendary French pedagogue Germaine Lorenzini shares her insights into teaching, French music, and what it takes to be successful.

Legendary French pedagogue Germaine Lorenzini shares her insights into teaching, French music, and what it takes to be successful.

Vous avez formé grand nombre d’excellents harpistes. Y a-t-il selon vous un point commun entre tous les meilleurs musiciens auxquels vous avez enseigné ?

Oui : une forte personnalité. Des personnalités très différentes bien sûr, mais tous mes meilleurs élèves ont une forte personnalité. Et c’est tellement important : beaucoup de gens peuvent comprendre ou apprendre à comprendre la musique, mais sans personnalité, tout ce qu’on fait, c’est uniquement jouer les bonnes cordes. C’est le dialogue entre le texte écrit par le compositeur et la personnalité singulière de l’artiste qui rend une prestation unique.
C’est le rôle du professeur de reconnaître et faire ressortir la personnalité de l’élève : il ne faut pas leur imposer ce qu’ils devraient être ou comment ils devraient être, mais sentir et respecter la personne qu’ils sont réellement. Si vous travaillez avec quelqu’un de très jeune, il faut creuser un peu plus pour chercher sa personnalité. C’est votre travail en tant que professeur que de la trouver. Et c’est l’une des choses que je préfère dans l’enseignement.

Vous considérez-vous en premier lieu comme une concertiste ou comme une enseignante ?

Quand j’étais plus jeune, je me considérais plus comme une concertiste. Maintenant, je suis d’abord une enseignante, sans l’ombre d’une hésitation. L’enseignement n’est pas qu’une activité que j’apprécie et que je trouve intéressante, c’est bien plus que cela. L’enseignement me passionne. Avoir la possibilité de transmettre son expérience, mais aussi de découvrir une nouvelle personne, d’en arriver à comprendre chaque élève psychologiquement, de les respecter et de les aider à s’épanouir et à évoluer en tant que musiciens, sont autant de privilèges incroyables. C’est fabuleux.

Comment était-ce d’étudier auprès de Lily Laskine et de Jacqueline Borot ?

J’admirais énormément Lily Laskine. Je l’ai entendu pour la première fois sur un disque lorsque j’avais 8 ans, et je n’ai jamais oublié cet instant. Son son, sa façon de jouer, sa liberté musicale, son énergie rythmique, sa manière d’attaquer les cordes, sa souplesse et sa joie de jouer, je ne les ai jamais oubliés. Elle est toujours restée dans mes oreilles et devant mes yeux. Elle n’était pas une professeur très exigeante, mais je l’aimais beaucoup et elle m’a beaucoup inspirée.
Jacqueline Borot était au contraire une professeur très rigoureuse. Elle m’a beaucoup appris sur la façon de jouer de la harpe, mais l’aspect psychologique fonctionnait moins bien entre nous. Il faut faire preuve de psychologie fine pour obtenir le meilleur des gens. Cela m’a pris beaucoup de temps avant de retrouver mon sentiment de liberté et de joie et de pouvoir penser : et zut, l’important, c’est la musique, voilà.

Vous venez d’une tradition musicale française riche et pleine de différents courants. Quelles caractéristiques décriraient le mieux la musique et les musiciens français selon vous ?

Les musiciens français ne sont pas très bien élevés. Les irréductibles Gaulois ! Ils ont beaucoup d’énergie et pas toujours beaucoup de discipline. La plupart des êtres humains ont leurs qualités et leurs défauts, et les musiciens français ne font pas exception.
Traditionnellement, on ne met pas beaucoup l’accent sur le jeu en orchestre, même si cela change maintenant dans les programmes des conservatoires. En tout cas, c’est plutôt une culture musicale de soliste. Cela s’entend dans les orchestres, avec un son qui peut être brillant mais pas toujours propre. Ce n’est pas parfaitement solide et organisé, comme dans les orchestres allemands par exemple. D’un autre côté, c’est plus souple, plus léger, plus éclatant.

Il y a une dose de mystère dans la musique française. Soit vous la comprenez, soit vous ne la comprenez pas du tout. Il n’existe pas beaucoup de chefs d’orchestre étrangers qui en sont capables. Ils ne parviennent pas à gérer la souplesse (la souplesse au sein de la discipline) et le résultat final est trop lourd.
Je pense que la musique française peut être délicate à approcher parce que nous n’avons pas grand nombre d’Å“uvres standards à aborder. Beethoven,par exemple, a écrit toute une série de symphonies. On peut s’imprégner de la forme, comme si l’on conversait avec lui sur un sujet particulier. Cela permet bien sûr de mieux comprendre sa musique. En France, on écrit une pièce, et ensuite, on s’en éloigne et on compose autre chose. Nous n’avons pas pour ainsi dire de grandes symphonies, mais à la place, nous avons beaucoup de choses différentes : des opéras, des poèmes symphoniques, beaucoup d’Å“uvres solos. La majeure partie de notre couleur orchestrale est très solistique, comme par exemple toutes les cadences de Ravel ou son grand solo de cor anglais dans le deuxième mouvement du Concerto en Sol Majeur. Debussy n’a composé qu’un seul quatuor à cordes ! Il a envisagé d’en écrire un deuxième et ne l’a finalement pas fait. C’est typique des compositeurs français.

Même si vous êtes français, la dimension mystérieuse de notre musique reste présente. Il existe beaucoup de musiciens français qui ne sont pas capables de jouer de la musique française. Pour vous donner un exemple, j’ai eu un étudiant étranger qui jouait merveilleusement les Danses de Debussy. C’était vraiment étonnant. Mais il ne parvenait pas du tout à jouer du Fauré. C’était très étrange. En tout cas, on ne peut pas mettre tous les compositeurs dans la même catégorie. On ne peut pas comparer Fauré et Chabrier ou Debussy et Boulez.

Pouvez-vous nous parler de votre style et de votre philosophie d’enseignement et de ce qui les a influencés ?

Honnêtement? Ma décision pédagogique la plus fondamentale a été de ne pas enseigner comme Jacqueline Borot. On doit toujours respecter les élèves, et on ne doit au grand jamais les humilier. L’humiliation blesse les gens au plus profond, et un enseignant se doit d’être constructif et non destructeur. Votre travail en tant que professeur est de transmettre, d’apporter quelque chose et non de retirer quelque chose.

On aide les élèves à découvrir un texte. On leur enseigne bien sûr la connaissance de l’instrument, et on tire le meilleur parti de leurs capacités à jouer de la harpe. On leur apprend aussi la musique, les langages de l’harmonie et du rythme. On leur montre comment comprendre un compositeur, pas seulement sur la harpe, mais en leur faisant écouter ses autres Å“uvres, en particulier ses Å“uvres orchestrales.
On peut également les aider à développer leur propre personnalité, à travailler avec eux d’une façon qui correspond à leur profil psychologique. On ne peut pas travailler avec une personne naturellement timide de la même manière qu’avec quelqu’un trop sûr de lui. Ce qui va être trop brutal pour quelqu’un et va le faire s’éloigner de vous, peut ne pas être assez fort pour une autre personne. Il y a une grande part de psychologie dans l’enseignement.

La patience est un élément essentiel. On doit se préparer à répéter les choses encore et encore.

Il est également primordial d’être rigoureux, mais je pense qu’il n’est pas nécessaire de dramatiser les choses exagérément. Les élèves doivent comprendre qu’une critique de leur jeu n’est pas une critique de leur personne, mais plutôt une série de suggestions constructives qu’ils peuvent mettre en Å“uvre pour s’améliorer. Souvent j’essaye de parvenir à une meilleure position de la main ou à un crescendo qui nous amène à un beau forte, et non d’engendrer une crise existentielle. Un professeur doit toujours garder sa joie de vivre et jouer de la musique pour ses élèves.

Qu’appréciez-vous dans le fait d’enseigner ?

Comme je le disais en réponse à votre première question, j’aime l’échange entre le professeur et l’élève. D’un côté, en tant que professeur, vous avez l’opportunité de transmettre ce que vous avez appris. D’un autre côté, vous avez aussi l’occasion de découvrir une nouvelle personnalité ! Chacun est absolument unique. C’est un aspect tellement merveilleux de l’humanité, et c’est pareil pour la musique. La musique est pleine d’émotion sous toutes ses formes : elle est tour à tour drôle, sérieuse, séduisante, ascétique, intellectuelle, divertissante, tragique, débordante de joie… On trouve dans la musique tout ce qui est vivant, et tout ce qui fait notre humanité. L’un des rôles du grand art est de nous montrer que nous ne sommes pas seuls.

Avez-vous quelques moments-clés de votre carrière de concertiste que vous souhaiteriez partager avec nous ?

Je pense que mon souvenir le plus marquant est lorsque j’ai joué pour la première fois un concerto avec orchestre. Lorsque j’avais 14 ans, j’ai été choisie pour jouer le Konzertstück de Pierné. J’avais l’enregistrement de Laskine, avec lequel je me suis entraînée. Quand je suis montée sur scène et que j’ai finalement joué avec un vrai orchestre, waouh ! C’était extraordinaire. Lily Laskine est venue à ce concert. Elle savait que c’était mon premier concerto. Je pense que ça a été. [Rires]
J’ai vécu d’autres beaux moments, mais aucun comparable à celui-là.

Il y a aussi des moments particuliers dans ma carrière de concertiste. Par exemple, lorsque j’ai découvert Isabelle Moretti, alors âgée de 8 ans. J’ai tout de suite su que j’entendais quelque chose d’exceptionnel. Il y a aussi la première fois que j’ai entendu Lily Laskine en concert : j’ai été frappée par sa sonorité, sa personnalité, son éclat, sa gentillesse.

Ma propre expérience en orchestre était parfois ennuyeuse, sauf quand de grands solistes venaient comme Jessye Norman, Kiri Te Kanawa ou Elisabeth Schwarzkopf. Je trouvais fantastique de rencontrer sur scène ces artistes, ces personnalités.
Je me souviens également de la première fois que je suis allée à l’opéra. On y jouait Carmen de Bizet, j’avais alors 8 ans. J’ai été bouleversée, électrisée lorsque l’ouverture a commencé.

Comment décririez-vous la vie de musicien ?

Un peu nomade. On voyage beaucoup, entre les tournées, les concerts dans différentes villes. C’est une vie qui peut vite être solitaire, tout comme l’est le travail personnel que chacun effectue dans sa salle de répétition. De même, le fait de beaucoup bouger, comme une boule de flipper solitaire, engendre une grande diversité de rencontres, et cela peut être très enrichissant. On découvre grand nombre de cultures et pays différents, on rencontre différentes personnes et collègues. En tant que musiciens, notre esprit doit toujours rester ouvert aux diverses influences. Elles développent notre imagination, ce qui nous aide à mieux comprendre un texte, à en avoir une perception plus approfondie.

Pouvez-vous nous parler de l’Académie Camac et de ce que vous espérez faire avec les harpistes qui viendront y étudier avec vous ?

L’Académie Camac est particulière car c’est une opportunité de travailler intensément, mais dans un cadre détendu. J’espère que cela signifiera que les stagiaires pourront travailler librement, pas dans un esprit de compétition, mais dans la joie et la bonne humeur. Il y a tellement de pression qui pèse sur les épaules des élèves et ils entrent en compétition pour tout : pour des emplois, pour des places en conservatoire, pour des prix dans des concours. Les élèves n’ont pas l’opportunité de passer du temps avec leur musique, de se retrouver avec leur instrument pour la raison pour laquelle nous faisons tous de la musique : nous devenons musiciens parce que nous aimons la musique, parce que nous ne pouvons envisager notre vie sans musique, parce que, malgré tous les défis que la musique nous impose, nous serions bien plus pauvres sans elle.

Il est très important également de souligner que le nombre de stagiaires à l’Académie est très peu élevé et les conditions sont excellentes. On ne peut pas atteindre des résultats exceptionnels sans des conditions de travail exceptionnelles. Faire des compromis sur cela est une fausse économie. Je suis très honorée d’avoir été invitée pour mener à bien cette première Académie.

Il y aura peut-être juste un petit peu de compétition… Je vais enseigner à tout le monde comment jouer à la pétanque !

La musique a-t-elle toujours fait partie de votre vie ? Comment en êtes-vous venue à jouer de la harpe ?

O
ui, la musique a toujours fait partie de ma vie. Je me souviens lorsque j’étais toute petite (j’avais peut-être 5 ou 6 ans) et que nous avions encore de vieux 78 tours. Je ne savais pas encore lire, mais je me souviens de ces disques comme des cercles de couleur. Vous deviez changer de face à ces disques, et j’avais appris à le faire. Je n’écoutais pas la radio, parce qu’on n’y passait pas de la musique classique quand je le voulais. A la place, je montais sur une chaise, je retournais mon disque et je l’écoutais. Je ne me souviens pas de tous les disques que j’avais, mais je me rappelle de l’Ouverture de Guillaume Tell de Rossini. J’avais aussi des disques d’opéra, La Bohème je crois. Et j’avais également des disques de variété, mais ça ne me plaisait pas, alors je ne les écoutais pas.

J’avais deux bâtons et j’avais pour habitude de les frotter l’un contre l’autre, comme si je jouais du violon. Ma mère s’est rendue chez le professeur de musique près de chez nous, qui était professeur de harpe, pour lui demander conseil. Elle lui a dit que j’étais trop petite pour apprendre le violon et que cela engendrerait des maux de dos. Alors, j’ai appris la harpe. J’ai eu des maux de dos de toutes façons parce qu’ils m’ont mis sur une harpe 47 cordes !!! Mon professeur m’a dit que je pourrais apprendre le violon lorsque j’aurai mon prix de harpe. Entre temps, j’avais déjà 14 ans et je préparais le concours pour rentrer au Conservatoire de Paris avec Lily Laskine. Finalement, je suis restée fidèle à la harpe !

Quel est le plus important défi que les jeunes harpistes ont à relever de nos jours ?

D’être le meilleur. Il n’y a pas beaucoup de places, et encore moins d’emplois. C’est comme un sport, pour chaque opportunité, il n’y a qu’une médaille à l’arrivée. Pour arriver quelque part, vous devez être le meilleur ce jour-là. C’est un très grand défi que d’être préparé musicalement, physiquement et psychologiquement et ce, de façon optimale. Il faut être très solide psychologiquement.

Et à l’inverse, qu’est-ce qui est plus facile pour les jeunes harpistes aujourd’hui que pour les harpistes d’il y a une ou deux générations selon vous ?

Rien. La vie n’a jamais été facile pour les musiciens et cela n’a pas changé, pas en France du moins. Il est onéreux d’étudier et de vivre à Paris, il est onéreux de s’acheter une harpe. Il existe quelques bourses, mais elles sont loin de couvrir tous les frais. Il y a un important processus de sélection par l’argent et la position sociale. Les gens talentueux viennent de tous horizons, de toutes les classes sociales, et le talent n’est pas héréditaire. Cependant, si vos parents sont suffisamment riches pour vous acheter une belle harpe, vous louer un appartement à Paris (ou à New York), vous payer vos frais de scolarité, et encore plus si vous êtes la fille de musiciens reconnus, tout sera plus facile pour vous. Cela est dû au fait que la musique n’est pas un procédé commercial. Vous devez y investir de l’argent, mais c’est à sens unique financièrement parlant. Vous y gagnez beaucoup de belles, profondes et véritables richesses, mais pas de richesse pécuniaire.

On ne peut pas prétendre que l’argent n’est pas un problème. Les jeunes musiciens doivent faire preuve de beaucoup de volonté et de courage. J’ai un élève qui est serveur dans un restaurant chaque soir pour financer ses études. Il n’a pas de harpe, alors il doit répéter au conservatoire lorsque la harpe est libre et lorsqu’il y a une salle de disponible. Cela complique la vie. Vous devez être fort.

Il faut du courage pour décider d’être musicien, et souvent il faut du courage pour décider de ne pas devenir musicien. Un professeur responsable doit aussi parfois être assez sincère pour révéler à un élève qu’il ne pense pas que ses chances de carrière dans la musique soient très réalistes. Nous devons parfois dire avec tact et gentillesse que s’il continue, il prend le risque de ne pas trouver assez de travail en tant que harpiste. Ce qu’ils choisissent de faire finalement leur appartient, mais nous ne devons pas les laisser dans l’illusion. Ce serait trahir la confiance que l’élève place en son professeur. Comment peuvent-ils croire vos compliments, si nous sommes trop frileux pour leur dire ce qui ne va pas ? Personne ne fait les choses absolument merveilleusement tout le temps.

La plupart des gens rencontrent des difficultés dans leurs vies, et une vie dans la musique n’est pas facile de toutes façons. Mon conseil pour les jeunes harpistes serait le suivant : la musique doit être une vocation, car ainsi vous ferez tout pour survivre et continuer à jouer de votre instrument. Si vous n’avez pas cette flamme en vous, alors ne le faites pas, parce qu’il y a bien d’autres moyens d’avoir une fantastique carrière et une vie merveilleuse. Vous avez certainement des talents exceptionnels, dans d’autres domaines. C’est simplement que si vous n’avez pas une vocation pour la musique, je serais surprise que vous fassiez finalement carrière. Si vous avez cette vocation, alors vous le savez déjà. C’est et ce sera toujours votre plus fidèle compagne, celle qui vous aidera à surmonter d’importants défis sur le chemin du succès.